mardi 19 février 2019

pour おうとう







" Cher Messager, 

Je vous ai vu sortir des tranchées de l’invisible, seul, d’un pas lent, traversant les brumes d’un songe. Votre âme était devenue votre corps. Un saint sans signe distinctif si ce n’est une galette de vynil tournant autour de sa tête. 

Votre manière de traverser les pièces de votre maison de bois en prenant soin de ne renverser aucun ange. Vos mains qui n’en finissent pas de tâter le velours d’un silence, avant d’y découper une musique. Votre barbe qui descend de la montagne de votre crâne et vos yeux qui se moquent de vous-même. Vous n’avez aucune prétention. C’est votre point commun avec le vent qui ne trouve rien indigne de son contact – orties ou feuilles d’or. 

Je vous ai vu annoter au crayon une partition géante comme un livre d’enfant. 

Votre musique – une des dernières chances données à la pensée de vivre. 

Jouez doucement, plus doucement, dites-vous à un chef d’orchestre. Ma musique vient d’un autre monde. Vous avez raison mais ce n’est pas seulement votre musique, c’est vous-même, votre squelette de cristal, vos mains en bois d’épicéa et votre humour qui venez d’un autre monde. Bach faisait de la musique un palais pour l’âme. Nous avons tout mis à bas. Ce qui nous sauve, ce sont les ruines de nos antiques confiances. Le radicalement simple. La vitre d’un silence rayée d’une note : tout peut être recomposé à partir de là. 

Je suis un misérable, savez-vous, car il n’est pas possible d’être humain sans être misérable. Je bricole, je patauge. Enfin, pas moi : mon âme, qui est bien plus que moi. Elle n’en finit pas de déchiffrer les psaumes du bouleau et les contes des nuages. Le misérable que je suis fait ce qu’il peut de ses jours. Un incendie de poème. Le rire d’une éternelle vêtue d’un jean et d’une veste en cuir sur les chemins d’Isère. Et vous, cher messager, né en Estonie, apportant Dieu dans le paquetage de votre naissance, composant des chefs-d’œuvre qui font vieillir tous les chefs-d’œuvre et ne ressemblent à rien sinon à la dactylographie de la pluie sur un toit de tôle ondulée. 

Mon père, c’était très difficile de lui faire un cadeau d’anniversaire. Quand on lui demandait ce qu’il voulait, il répondait : rien. C’est difficile de trouver rien. C’est hors de prix, loin du monde. C’est le cadeau que me fait votre musique et déjà votre manière de vous asseoir au fond d’une église, à la place des pauvres, pour entendre jouer une de vos œuvres. 

Il y a une luminosité de l’effacement. Si je me penche sur un bouton d’or luisant de rosée, je vois le bol de mendicité de Ryokan. Si j’écoute Tabula rasa, l’œuvre où votre âme pour la première fois sort à l’air libre, j’entends un effondrement du monde dans l’ouverture du deuxième mouvement. Quand la poussière retombe, on voit ce que voient les morts quand leurs invités sont partis et qu’ils restent seuls sous la voûte d’un silence. Ce silence est plus illuminé qu’un amour. 

Je viens à cette lettre. J’en étais sorti pour aller vérifier quelque chose dans la chambre, à cinq mètres de cette pièce. Un appareil diffusait votre Alina. De loin, à travers un mur, votre piano sonnait comme une horloge comtoise – quelque chose d’abandonné et de lancinant. Je n’aurais pas été étonné en revenant vers cette lettre de découvrir dans la pièce un orphelin à son piano, voire un nuage en suspension au-dessus de la table de chêne. 

Lorsque j’écoute à bas bruit les premières notes de L’Art de la fugue de Bach, je vous découvre plusieurs siècles avant votre naissance – l’enfant caché dans un intervalle, retenant son souffle et comptant les étoiles sur le bout des doigts. 

Votre Te deum survole en bombardier la table du salon. Des bombes de silence éclatent. Une libération commence. Je reconnais votre ton entre mille, dès la première note descendue sur terre. Tiens, voilà quelqu’un qui m’aide à respirer comme font les arbres ou les nuages. Voilà mon frère. Des anges crient dans la lande. Une rafale d’amour les plaque au sol. Je crois que c’est ça, le paradis : une intelligence luisant comme une poignée de sel jetée dans l’air, une douceur farouche et une empathie avec les enfers. 

J’entends dans votre musique quelqu’un qui appelle. Je connais ce quelqu’un. Il porte mon nom. Mais comme il est loin, terriblement loin !  "


Christian Bobin / Un bruit de balançoire / L’Iconoclaste … p. 74 à 79









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