mercredi 16 janvier 2019

Le camp des autres de Thomas Vinau


J'ai adoré ce livre, lu  il y a une quinzaine de jours, d'une belle écriture. Une histoire inspirée de faits réels du début du XXème siècle et cependant si contemporains, un hymne aux sans-famille, aux sans-papiers, aux sans-patrie. On est envahi par les odeurs et les sensations. On a froid, on a faim, on a soif, on a peur, on a mal, on a joie, on a bonheur, on a liberté. On ressent au plus près de soi le minéral, le végétal, l’animal, l’humain. Ce livre est un régal.



 



quatrième de couverture : 


"Gaspard fuit dans la forêt. Il est accompagné d'un chien. Il a peur, il a froid, il a faim, il court, trébuche, se cache, il est blessé. Un homme le recueille. L'enfant s'en méfie : ce Jean-le-blanc est-ce un sorcier, un contrebandier, un timbré ? Une bande de saltimbanques surgit un beau matin. Ils apportent douze vipères pour que Jean-le-blanc en fasse des potions. L'enfant décidera, plus tard, de s'enfuir avec eux.
Cette aventure s'inspire d'un fait historique. En 1907, Georges Clémenceau crée les Brigades du Tigre pour en finir avec " ces hordes de pillards, de voleurs et même d'assassins, qui sont la terreur de nos campagnes ". Au mois de juin, la toute nouvelle police arrête une soixantaine de voleurs, bohémiens, trimardeurs et déserteurs réunis sous la bannière d'un certain Capello qui terrorisait et pillait la population en se faisant appeler la Caravane à Pépère. La démonstration de force de Clémenceau aboutira au final deux mois plus tard à de petites condamnations pour les menus larcins de cette confrérie errante de bras cassés."




 " Je l'ai gardée au chaud cette histoire qui poussait, qui grimpait en nœuds de ronces dans mon ventre en reliant, sans que j'y pense, mes rêves les plus sauvages venus de l'enfance et le muscle de mon indignation. Alors j'ai voulu écrire la ruade, le refus, le recours aux forêts.  " Thomas Vinau





Extraits :

"Un feu, c’est comme une famille. Ça te brûle la peau et te chauffe l’échine. La lumière toute parsemée d’obscurité s’écroule en pluie grise. La nuit arrive comme de la neige sur un pré. Les flammes prennent de l’assurance, s’étirent, dansent au milieu des ombres de la forêt. La fourrure moirée du chien prend des reflets de bronze, d’or et de sang séché. Sa poitrine se gonfle et se dégonfle calmement. De temps en temps un mouvement plus brusque lui rappelle sa douleur lorsqu’il tente de se tourner ou de se relever pour suivre Gaspard qui retourne vers le ruisselet. Alors il repose la tête au sol et libère un long soupir. Le noir tombe comme une couverture trop grande et à mesure que la lumière se tamise on entend toute une nouvelle musique qui monte entre les branches. Des bruits qui n’étaient pas là avant ou que personne n’écoutait. Les clochettes glacées de l’eau un peu plus loin. Les arbres qui font craquer leurs vertèbres. Le froissement des ailes et des feuilles mêlées. La terre qui se recroqueville en croustillant. Des fouissements dans les buissons. Le frottement des langues, râpeuses et chaudes de tous les mammifères qui nettoient leurs blessures. Une chouette s’installe sur une branche haute. Tête au fond de la couronne de plumes qui lui sert d’épaules, elle fait rouler ses yeux. On dirait un phare à la recherche d’un navire. Puis en quelques centièmes de seconde, le phare se dresse sur ses pattes courtes, écarte les ailes de presque un mètre d’envergure et plonge comme un démon dans les ombres opaques. Le minuscule gémissement de la souris déchiquetée n’est même pas audible. Le chien dresse une oreille puis se tourne lorsque Gaspard surgit du gros bloc de charbon qu’est devenu l’espace. Il tient un pan de sa chemise relevé en guise de sac et dépose sous la gueule dubitative du chien une poignée gluante et grouillante de bestioles qui s’argentent dans les reflets des flammes. Ce soir mon corniaud c’est soupe de têtards. Il rigole, feu en miroir dans son regard. "

p. 25 et 26



" Dans le camp, il y a des bagnards sculptés dans la cendre, les yeux rendus fous par les fièvres, des pupilles comme les plombs des fusils, muscles séchés par l’humidité et la chaleur de la Guyane, bouches noires et sans dents du scorbut. Il y a des Africains, perdus des colonies, enrôlés débarqués, effarés égarés, des moustaches d’Arabes égorgeurs, des corps d’Ottomans taillés au granit pour les foires, un géant noir et brillant, briseur de chaînes aux allures de gladiateur paumé. Il y a des vieillards qui ressemblent à des bouts de lune morte tombés là, des enfants qui sautillent et tortillent leurs joies dans la bave, des mères bohémiennes dont on ne soutient pas longtemps la lame du regard. Il y a des jongleurs, funambules et acrobates, un avaleur de sabre et de purée de verre, un équilibriste et son caniche censé faire du vélocipède. Un fakir grand et maigre, dont la peau trop blanche et recouverte de cicatrices et de brûlures trahit des origines plus slaves que Sâdhu. Il y a toutes les formes de barbes mal taillées, de rouflaquettes de pirates, de godilles qui bâillent, de frocs en peau de terre, de braconniers de tout poil et de traîne-savates des campagnes. Il y a ce type dont Gaspard n’arrive pas à s’éloigner et qui pendant un bon quart d’heure, anneau d’or géant à l’oreille, fait passer un orvet bien vivant aux reflets argentés de sa bouche et son nez. Il y a cette bande de quatre ou cinq larrons cachés sous leurs chapeaux qui parlent et ricanent, s’énervent devant un journal, comptent, recomptent, puis distribuent la sonnaille d’une bourse tranchée au rasoir. Il y a ce binoclard assis, bien concentré devant la caisse qui lui sert de table, les yeux fixés sur trois bâtons de dynamite. "

 p. 125 et 126



" Est-ce que l’orage a pris la parole lui aussi ? S’est-il levé dans le cercle des fous pour raconter la nuit ? L’obscurité a parlé. Les étoiles mortes et la patience de la lumière ont parlé. Le vent dont personne ne veut a murmuré son dépit en lancinantes chansons. Les balafres électriques et les hurlements insensés du tonnerre. Chacun, déraciné de rien, adopté de la veille, a dessiné sa froidure dans le ventre des autres. Et ça a fait une famille. La boue a donné son histoire aux ronces, le givre aux scolopendres, le lierre aux chauves-souris, les herbes que personne ne nomme aux insectes effroyables. Les morceaux de temps et d’espace aux purgatoires perdus entre la terre et le ciel, le hérisson charognard à l’asticot coprophage, le poison à la baie, l’araignée à la vipère et la larve à l’épine. L’enfant a donné son histoire à la mère, l’orphelin à la sorcière, les morts aux vivants et Gaspard à Sarah. À tour de rôle, chacun s’est dressé dans le cercle du feu, a mis ses mains dans les mots qui saignent, a donné et reçu son morceau de noir chaud. Est-ce que le goupil a glapi son errance ? Et le cheval battu ? Le rat ? Le colchique ? Qu’a dit le brouillard au loup ? Et le silence aux pierres ? Et la teigne à la langue des flammes ? En spirales brûlantes tout au long de la nuit, l’agora des nuisibles a fomenté ses armes aiguisées de rires crus. "

p.131 et 132 


1 commentaire:

Patrick Lucas a dit…

Merci
très belle écriture