lundi 10 août 2020

Camille et Gaston

« Ô souvenir, l’âme renonce, 
Effrayée, à te concevoir. » 

Sully Prudhomme


Camille Pissaro / Coucher de soleil à Bazincourt

Camille Pissaro / Pommiers en fleurs à  Eragny




« C’est seulement quand l’âme et l’esprit sont unis dans une rêverie par la rêverie que nous bénéficions de l’union de l’imagination et de la mémoire. C’est dans une telle union que nous pouvons dire que nous revivons notre passé. Notre être passé s’imagine revivre. 
Dès lors, pour constituer la poétique d’une enfance évoquée dans une rêverie, il faut donner aux souvenirs leur atmosphère d’image. Pour rendre plus nettes nos réflexions de philosophe sur la rêverie qui se souvient, distinguons quelques centres de polémique entre faits et valeurs psychologiques. 
Dans leur primitivité psychique, Imagination et Mémoire apparaissent en un complexe indissoluble. On les analyse mal en les rattachant à la perception. Le passé remémoré n’est pas simplement un passé de la perception. Déjà, puisqu’on se souvient, dans une rêverie le passé se désigne comme valeur d’image. L’imagination colore dès l’origine les tableaux qu’elle aimera à revoir. Pour aller jusqu’aux archives de la mémoire, il faut au-delà des faits retrouver des valeurs. On n’analyse pas la familiarité en comptant des répétitions. Les techniques de la psychologie expérimentale ne peuvent guère envisager une étude de l’imagination considérée en ses valeurs créatrices. Pour revivre les valeurs du passé, il faut rêver, il faut accepter cette grande dilatation psychique qu’est la rêverie, dans la paix d’un grand repos. Alors la Mémoire et l’Imagination rivalisent pour nous rendre les images qui tiennent à notre vie. 
En somme, bien dire des faits, dans la positivité de l’histoire d’une vie, c’est la tâche de la mémoire de l’animus. Mais l’animus est l’homme du dehors, l’homme qui a besoin des autres pour penser. Qui nous aidera à retrouver en nous le monde des valeurs psychologiques de l’intimité ? Plus je lis les poètes, plus je trouve de réconfort et de paix dans les rêveries du souvenir. Les poètes nous aident à choyer nos bonheurs d’anima. Naturellement, le poète ne nous dit rien de notre passé positif. Mais par la vertu de la vie imaginée, le poète met en nous une nouvelle lumière : en nos rêveries, nous faisons des tableaux impressionnistes de notre passé. Les poètes nous convainquent que toutes nos rêveries d’enfant méritent d’être recommencées. » 


Gaston Bachelard / La poétique de la rêverie / Quadrige PUF… p 89 – 90




3 commentaires:

estourelle a dit…

Tellement vraie!!

Bernard a dit…

Il y a au cœur du mot « poème », « poésie », « poète », à sa racine, héritée dit le savoir des chercheurs de trésors de la parole indo-européenne, cette écriture imprononçable, «kwoiwo- », avec au profond de ce cœur le germe : « kwei- » ! C'est ce simple signe sonore qui modulé de bouche à oreille aura donné en grec ancien « poein, poiein, poētēs », puis en latin « poeta »...
Dans ce creuset de la langue auquel les lèvres puis les dents ont apporté leur toucher délicat et leurs incisions, est né d'un souffle l'univers infini de la création. Car la signification donnée à ce germe, c'est celle de la construction, de la fabrication, de l'invention et de l'amoncellement... de la profusion imaginale !
Combien d'êtres humains se sont penchés sur le bord de cet univers au risque d'y tomber irrémédiablement, dans un tourbillon de folie comme dans un trou noir au milieu d'une galaxie ? Comme dans un rêve qui peut tourner au cauchemar ou à l'extase, qui jaillit dans la nuit profonde, voyage, se révolutionne, s'efface pour renaître ici ou là, assaille son dépositaire comme un prisonnier dans la cellule du condamné...
Mais ce qui procède de la magie, c'est ce qu'en compose l'ouvrier de la parole chantée. Lui, le créateur, l'inventeur, sait puiser dans ses rêves même sans les voir et les raconter ; ses rêves deviennent simultanément sa création. Il exprime du fruit les sucs les plus cachés, les saveurs les plus secrètes. Il révèle les traits, les formes, les couleurs, les nuances, l'ombre et la lumière.
As-t-il besoin de penser, de réfléchir, de se souvenir ou de prévoir, de calculer, d'être architecte pour devenir constructeur ? S'il veut pénétrer cette magie de la création, pour être, ne s'exile -t-il pas dans « la paix du grand repos ». Il a fermé les yeux dit-on ! Derrière ses paupières abaissées, il voit !
« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. »
Installé « dans la plénitude du grand songe », il voyage de rive en rive, de rêve en rêve : «Il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. ». Est-ce alors que « l'âme et l'esprit » ne font qu'Un ? Bien pénétré de cet univers inconnu, de ses mains d'artiste il sculpte « ce bijou d'un sou », le modèle sans la rudesse de l'effort, avec ce que la douceur de l'amour sait offrir au vivant. Dans cette intimité, il raconte, il chante, il pleure du bonheur d'offrir au passants la sève, la résine embaumée de son arbre d'or, qui sourd au creux de sa blessure : lui le gemmeur de la forêt des images et des mots, « il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! ».
« À la lisière de la forêt - les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. »
« Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse. »
Comment peut-il nous être encore là au présent ?

mémoire du silence a dit…

Merci Bernard pour ce beau commentaire !
Je prends !!!

"Peuples ! écoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé."