jeudi 24 décembre 2020

"de vita beata"

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« Difficulté pour arriver à la vie heureuse
 
Vivre heureux mon frère Gallion*, tel est le vœu de tous ; mais on s’aveugle sur les moyens qui peuvent sûrement réaliser le bonheur. Il n’est certes pas facile de parvenir à la vie heureuse, et on s’en éloigne d’autant plus que l’on court plus rapidement après elle, si l’on s’est trompé de chemin. Quand le chemin conduit en sens contraire, la vitesse même augmente la distance. Déterminons donc, avant tout, l’objet de nos désirs, et cherchons de tous côtés la route qui pourra nous y conduire le plus promptement. Nous comprendrons, sur cette route même, pourvu qu’elle soit droite, de combien chaque jour nous avançons et de combien nous approchons du but vers lequel nous pousse un désir naturel. Tant que nous errons çà et là, en suivant non pas un guide, mais un bruit confus et des cris discordants qui nous appellent vers des points opposés, notre vie se passe en égarements ; cette vie qui est si courte, lors même que jour et nuit on s’occuperait de son perfectionnement. Établissons donc le but de nos désirs et la route à suivre ; ayons recours à un guide habile qui ait exploré les lieux que nous allons parcourir. Ce voyage ne ressemble pas aux autres. Dans ceux-là, en effet, un sentier tracé et les indigènes que l’on interroge vous empêchent de vous tromper ; tandis qu’ici le chemin le plus battu et le plus fréquenté est celui qui trompe le plus. Avisons donc surtout à ne point suivre comme un troupeau la foule qui nous précède, passant non par où il faut aller, mais par où l’on va. La source de nos plus grands embarras, c’est l’habitude où nous sommes de nous façonner au gré de l’opinion, persuadés que ce qu’il y a de mieux, c’est ce que l’on reçoit avec grand assentiment et ce dont il y a des exemples nombreux : ce n’est point là une vie raisonnable, mais une vie d’imitation. De là cet énorme entassement de gens qui se précipitent les uns sur les autres. Dans un grand carnage, quand la foule s’amoncelle, nul ne tombe sans entraîner quelqu’un sur lui ; les premiers causent la perte de ceux qui les suivent. Voilà ce qu’on peut constater dans toute une vie : nul ne s’égare pour lui seul ; on est la cause et l’auteur de l’égarement d’autrui. Le mal est qu’on se serre contre ceux qui marchent devant soi ; chacun aimant mieux croire que juger, jamais nous ne jugerons la vie, toujours nous nous en rapporterons aux autres. Ainsi ballotés et abattus par l’erreur transmise de main en main, nous périssons victimes de l’exemple. Nous guérirons en nous séparant de la foule ; rebelle à la raison, le peuple défend sa maladie. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices, où ceux qui ont fait les prêteurs s’étonnent de leur choix, quand la mobile faveur a fait le tour de l’assemblée. Nos approbations et nos blâmes tombent sur les mêmes objets ; tel est le résultat de tout jugement qui dépend du plus grand nombre. 
 
 
Il faut savoir se séparer de la foule 
 
Quand il s’agit de la vie heureuse, n’allez pas, comme lorsqu’on se partage pour un vote, me répondre : « Ce côté me paraît le plus nombreux. » C’est pour ce motif qu’il est le pire. Le monde ne va pas si bien que ce qui vaut le mieux plaise au plus grand nombre ; la preuve du pire, c’est la foule. Examinons quel est le meilleur des actes, et non pas le plus ordinaire : ce qui peut nous donner une fidélité permanente, et non point ce qui plaît au vulgaire, le pire interprète de la vérité. Sous le nom de vulgaire, je désigne ceux qui sont revêtus de la chlamyde et ceux qui portent couronne**, car ce n’est point la couleur des habits que j’examine ; je n’en crois pas mes yeux pour juger un homme, j’ai une lumière meilleure et plus sûre pour discerner le vrai du faux : le bien de l’âme, c’est l’âme qui doit le trouver. Si jamais elle a le temps de respirer et de rentrer en elle-même, oh ! comme dans ses tourments elle s’avouera la vérité. « Tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour, se dira-t-elle, j’aimerais mieux ne l’avoir point fait ; quand je passe en revue toutes mes paroles, je porte envie aux êtres muets ; tous mes désirs, je les regarde comme autant d’imprécations ennemies ; toutes mes craintes, grands dieux ! combien elles étaient meilleures que mes souhaits ! J’ai eu de nombreuses inimités, et de la haine je suis revenu à la bonne entente (si toutefois elle peut exister entre les méchants) ; je ne suis pas encore l’ami de moi-même. J’ai mis tous mes soins à me séparer de la foule et à me distinguer par quelque bonne qualité ; qu’ai-je fait que me présenter aux traits et offrir à la malveillance de quoi mordre ? Voyez-vous ces hommes qui vantent l’éloquence, qui escortent la fortune, qui flattent la faveur, qui exaltent le pouvoir ? Ils sont tous des ennemis, ou, ce qui revient au même, ils peuvent l’être. Autant est nombreux le peuple des admirateurs, autant l’est celui des envieux. Je cherche de préférence un bien dont je puisse jouir, que je sente, et non que j’étale aux yeux. Ces objets que l’on regarde, devant lesquels on s’arrête, que l’on se montre avec étonnement, brillent à la surface et sont misérables au-dedans. »  
 
 
Définition du bonheur 
 
Cherchons un bien non pas apparent, mais solide, et de plus en plus beau à mesure qu’on le pénètre. Nous devons le déterrer. Il n’est pas loin, et on le trouvera ; il faut seulement savoir où porter la main. Actuellement nous passons, comme dans les ténèbres, au-delà de ce qui est près de nous, nous heurtant contre cela même que nous désirons. Mais, pour ne pas traîner à travers des préambules, je passerai sous silence les opinions d’autrui, dont l’énumération et la réfutation seraient longues ; voici la nôtre. Quand je dis la nôtre, je ne m’attache pas à tel ou tel prince du stoïcisme, car j’ai moi aussi le droit d’opiner. Je serai donc de l’avis de l’un, tout en obligeant l’autre à diviser ; peut-être même, appelé à voter après tous, je ne désapprouverai rien de ce que les préopinants auront décidé, et je dirai : « Voici ce que je pense de plus. » En attendant, d’après l’opinion générale des stoïciens, je me prononce pour la nature des choses. Ne point s’en écarter, se former sur sa loi, sur son modèle : voilà la sagesse. La vie heureuse est donc celle qui s’accorde avec sa nature ; on ne peut l’obtenir que si d’abord l’esprit est sain et en possession constante de sa santé ; si de plus il est énergique et ardent, doué des plus belles qualités, patient, propre à toutes les circonstances, soigneux du corps et de ce qui s’y rapporte, mais sans trop de préoccupations ; s’il veille aux autres choses de la vie, sans s’étonner d’aucune ; s’il use des présents de la fortune sans en être l’esclave. Tous comprennent, sans que je l’ajoute, qu’il suit de là une perpétuelle tranquillité, ainsi que la liberté, puisqu’on a banni ce qui nous irrite ou nous fait peur. Au lieu des plaisirs et de ces jouissances mesquines et fragiles qui nuisent au sein même des désordres, s’établit une joie grande, inébranlable, égale ; l’âme se remplit alors de paix, d’harmonie, d’élévation, de douceur. De la faiblesse, en effet, vient toute humeur farouche. »
 
 
Sénèque / De la vie heureuse / Librio … p. 13 à16.

 

 

 

* Sénèque s'adresse à son frère aîné, Novatus, qui prit le nom du rhéteur Junius Gallion, son père adoptif. 

** La chlamyde est un manteau court et fendu, agrafé sur l'épaule. Sénèque désigne ainsi respectivement les personnages de tragédie et de comédie.
 
 
 
 

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