" Taches de soleil, ou d'ombre "
LE DAUCUS, OU CAROTTE SAUVAGE
Il faut rebaptiser ces fleurs, les détacher des réseaux de la science pour les réinsérer dans le réseau du monde où mes yeux les ont vues.
Dans
l´ombre des hauts chênes "en belle ordonnance", dans leur nef aérée où,
à peine en a-t-on franchi le seuil, on devient plus tranquille – comme dans
une grande maison.
On voit alors, éparses un peu plus haut que l´herbe sombre et vague, ces taches blanches qui bougent un peu, qui ont l´air de flotter, comme des flocons d´écume. En même temps, vaguement, parce que ces choses vues ainsi sont vagues, on pense à des fantômes qui apparaîtraient là dans cette pénombre favorable aux formes incertaines et improbables de la vie ; c´est-à-dire à des présences, presque des personnes, pas entièrement réelles, comme surgies d´ailleurs, revenues de très loin ou remontées d´obscures profondeurs ; plutôt pâles, fragiles à coup sûr, privées des belles couleurs de la vie ; sans que cette impression, d´ailleurs fugitive et un peu fade elle-même, effraie le moins du monde.
Ce sont des ombelles éparses dans l´ombre ; des espèces de constellations plus familières, moins éclatantes, moins froides et surtout moins figées que celles qui pourront sembler leur répondre au-dessus des arbres une fois que le beau voile du jour aura été tiré.
Me voici parvenu au seuil d´une espèce de ciel d´herbe où flotteraient à portée de la main, fragiles, plutôt que des astres aigus, de petites galaxies flottantes, légères, blanches vraiment comme du lait, ou de la laine de brebis telle qu´il en reste accrochée aux ajoncs dans les îles bretonnes.
C´est aussi un peu comme quand on surprend les premiers pépiements, avant l´aube, c´est-à-dire dans une autre sorte d´ombre, d´oiseaux qu´on ne voit pas. À la fois distincts et reliés. Mais ce murmure, ici, des ombelles, annonce-t-il aussi quelque chose comme un nouveau jour, une autre éclosion ? Il ne semble pas. C´est un langage encore plus étranger. Vagues lueurs dans l´ombre, flottant au-dessus de la tombe commune.
Surtout, ne pas plier cela dans l´herbier des pages ; mais le laisser déplié dans l´espace, laisser cela flotter au bout de ses tiges presque invisibles qui en empêchent pour un peu de temps la dispersion. Les laisser telles qu´elles sont, libres et liées, ces ombelles blanches dans l´ombre aérée des chênes, liées pour un temps et qu´on dirait heureuses de l´être, mais prêtes à l´envol, comme ne peuvent le rêver leurs sœurs célestes, clouées au bois de la nuit.
Ainsi, comme des lampes à tous les étages de la maison.
Quelques ombelles flottant dans l´ombre des grands arbres verts, qu´on est peut-être ici pour faire dire quelque chose à l´oreille la plus rétive ; avec le rêve téméraire, un peu fou, de remettre ainsi dans le réseau du monde le cœur aveuglé, le cœur sourd ; de ramener à la maison du monde l´âme blessée, perdue, ou qui se croyait telle à jamais.
(On imagine une toile d´araignée aux dimensions du monde infini, qui brillerait dans l´ombre et dont le centre serait, cette fois, un tendre soleil inconnu.)
Philippe Jaccottet / Et néanmoins / Gallimard ... p. 27 - 28 - 29 - 30
4 commentaires:
Merci pour toutes ces lampes allumées.
C'est très beau ♥♥♥.
Lumineusement sublime!
Merci à vous pour cette lumière partagée.
Bonjour Maria-D
je ne connaissais pas ce si beau texte de Philippe Jaccottet.
Il est si vrai avec ce langage à nul autre pareil, tournant amoureusement auprès de ces "galaxies flottantes", ces ombres si présentes aussi bien habillées que déshabillées qui me fascinent.
J'aime tant les ombelles si expressives et leurs jeux de lumière.
Merci Marie-D
Un grand homme a disparu.
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