dimanche 26 mars 2023

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"Il est venu ce matin encore frapper à ma porte. Je n'avais pas versé le café dans les tasses que déjà il me disait ces mots :        " Tu devrais écrire un livre dans lequel rien n'arrive." J'ai trouvé l'idée d'autant plus séduisante que j'ai sous la main, avec ma vie très banale, une grande quantité de matière à partir de laquelle travailler."   p.43




 
 Chapitre premier
 
 
" Il avait à peine treize ans (et moi quinze) lorsqu’il a sans le savoir planté les premières bornes de son terrible destin. Sur la ferme où on nous avait confié la tâche de ramasser les œufs et de distribuer le foin, une vache que nous connaissions bien s’est écroulée un matin sous nos yeux, prête à accoucher. Restés seuls sur les lieux en l’absence du fermier, mon frère et moi avons dû préparer nous-mêmes, dans une totale improvisation, la mise au monde du veau. 
 
Un attroupement de vaches agitées et pour tout dire assez inquiètes s’est formé autour de nous trois. Roméo, l’âne chargé de l’entretien des espaces verts, s’est joint au groupe de curieuses. Les poules pondeuses les plus sensibles sont venues aussi, et, se faufilant entre les pattes des bovins, ont assisté avec beaucoup d’émotion à la scène. Les contractions n’étaient à présent plus espacées que d’une ou deux minutes. Puis la poche amniotique s’est rompue, et les premières eaux se sont répandues sur la paille. Déjà, les pattes antérieures et la tête du petit affleuraient par l’ouverture pelvienne. Ma théorie est que c’est à ce moment crucial qu’a basculé l’existence de mon frère. La mère en plein travail tournait la tête vers lui pour se faire consoler de tant de douleur. De son propre aveu, c’est une espèce d’instinct, ou de désespoir teinté d’espérance, qui l’a poussé alors à se saisir des pattes et à tirer. Ses efforts, conjugués à ceux de la vache presque parvenue au bout de ses forces, ont provoqué en moins d’une minute l’expulsion tant attendue. Le fœtus ayant complètement franchi le passage, le cordon s’est brisé et le petit animal étonné s’est mis debout. Je sais bien que mon esprit mélange tout, et brouille les pistes. Mais je crois entendre encore à ce jour les applaudissements nourris de tous les animaux présents dans la grange avec nous ce matin-là. 
 
Le fermier a reparu, et a pris les choses en main pour la suite. Mon frère et moi sommes revenus le soir même dans la grange pour nous assurer que le petit et sa mère se portaient bien. Une bouleversante expression de gratitude se lisait sur le visage de celle-ci. Nous sommes restés longtemps tous les trois à observer les quelques étoiles visibles par une fente du toit. Il me semblait que ma vie s’éclairait, que la naissance à laquelle j’avais participé de si près m’aidait à prendre la mesure, à établir un ordre de grandeur quant à la place que je me préparais à occuper dans le monde. 
 
Mon frère n’était pas aussi confiant. Je sentais la présence en lui d’une menace, d’un traumatisme naissant. L’adolescence est une période de remodelage du cerveau : le programme de maturation qui bientôt fournira les codes de l’âge adulte fait l’objet d’importants bouleversements. De nouvelles connexions neuronales se mettent en place, tandis que d’autre s’évanouissent. Des accidents se produisent, paraît-il, lors de cette grande période de reconfiguration, qui rendent certaines jeunes personnes particulièrement fragiles inaptes à gérer les situations émotionnellement éprouvantes. Cette nuit-là en tous cas, dans sa petite chambre jouxtant la mienne dans la maison familiale, j’ai entendu mon frère sangloter au creux de son lit. Le lendemain, les premiers signes de sa vertigineuse descente se manifestaient. "
 
 
Jean-François Beauchemin / Le Roitelet / Edts Québec Amérique   ... p. 9 - 10
 
 
 
 
 
  Chapitre dernier
 
 
" J’étais encore sous les draps quand j’ai demandé à Livia : « À quoi sert l’art, aujourd’hui, dans ce monde où nous vivons ? « Elle achevait d’enfiler sa robe lorsqu’elle m’a dit : « Il me semble que c’est une sorte d’acte de résistance. Rien de prodigieux. Pour tout dire, je crois que la peinture, la littérature, la photographie, la musique ou le cinéma, toutes ces choses-là, pour la plupart, ne contribuent que très modestement à la bonne marche du Monde. Les œuvres d’art ne sont qu’un signal, un phare émettant une faible lueur au milieu de la nuit. Faible, oui. Mais c’est la seule dont nous disposions. » 
 
C’est ce qui explique il me semble qu’il n’y a presque rien dans ce livre que j’ai terminé d’écrire il y trois jours, juste une histoire au fond très simple de jardins qu’on soigne et qu’on arrose, des saisons qui passent et de gens quelquefois malheureux, c’est vrai, mais en paix relative avec leurs regrets, sans peur exagérée de l’avenir, et qui s’étonnent ensemble de la brièveté de leur existence. Et puis, entremêlée à celle de ces gens ordinaires, l’histoire aussi d’un homme à la tête pleine d’ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s’opèrent en lui. 
 
« La vie passe, m’a dit ce matin mon frère une fois achevée sa lecture de mon manuscrit. La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens. »"
 
 
 Jean-François Beauchemin / Le Roitelet / Edts Québec Amérique   ... p. 143 - 144
 
 
 
 
 

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