jeudi 7 mai 2020

Rainer Maria Rilke

" Tout est distance, et nulle part ne se ferme le cercle. "

R-M. Rilke (Sonnets à Orphée, II, 20)








" Est-il possible qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit, qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école (…) ? Est-il possible que toute l'histoire de l'univers ait été mal comprise ? Est-il possible qu'en dépit de toutes les inventions et de tous les progrès, qu'en dépit de la civilisation, de la religion, de la philosophie, on en soit resté à la surface de la vie ? Est-il possible qu’on ait encore recouvert cette superficie (…) d’une étoffe incroyablement ennuyeuse qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été ? (…) Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise ? 
Oui, c’est possible."


Rilke / Les Cahiers de Malte Laurids Brigge 



*** 







                                                                                                                                                   Elégie 
                                                                                                                         à Marina Tsvetaeva

" Ces pertes dans le Tout, Marina, ces étoiles qui croulent !
Où que nous nous jetions, vers quelle étoile, nous
ne l’accroissons pas : le compte est toujours déjà clos.
Ainsi, qui tombe ne diminue pas le chiffre saint.
La chute renonçante choit dans l’origine et , là, guérit.
Tout ne serait-il donc que jeu, change du Même ou transfert,
et nulle part un nom, la place à peine d’un intime gain ?
Nous vagues, Marina, et mer ! Nous profondeurs, et ciel !

Nous terre, Marina, et printemps mille fois, ces alouettes
que l’irruption du chant jette dans l’invisibilité !
Nous l’entonnons en joie, déjà il nous a dépassés,
et soudain, notre poids rabat en plainte le chant.
Mais la plainte ? N’est-elle pas joie cadette, inversée ?
Les dieux d’en bas aussi veulent être loués :
si naïfs qu’ils attendent, comme l’écolier , l’éloge !
 De la louange, aussi, laisse-nous être prodigues !
Rien n’est à nous. A peine si nous entourons notre main
le col des fleurs incueillies . J’ai vu cela au bord du Nil,
à Kôm-Ombo. Les rois, se renonçant, versent ainsi la libation.
Comme les anges marquent l’huis de qui doit être sauvé,
C’est ainsi qu’apparemment tendres, nous touchons ceci ou cela.

Ah ! déjà emportés si loin, Marina, si distraits, même sous 
le plus profond prétexte. Faiseurs de signes, rien de plus.
Ce commerce léger, quand l’un de nous 
ne s’en arrange plus et se décide à prendre,
se venge, et tue. Qu’il ait pouvoir de mort, en effet, 
nous l’avions tous compris à voir sa tendre retenue,
et à la force étrange qui fait de nous vivants 
des survivants. Non-être. Sais-tu combien de fois
un ordre aveugle à travers l’antichambre glacé
de nouvelle naissance nous porta ? Nous ? un corps fait d'yeux
sous des paupières innombrables disant non ? Porta le cœur
terrassé de toute une race en nous ? Vers quelque but de migration
porta le vol, l’image aérienne de nos changements.

Les amants ne devraient , Marina, n’ont pas le droit
d’en savoir trop sur le déclin. Il leur faut être neufs.
Leur tombe seule est vieille. Leur tombe seule, de plus en plus sombre
sous l’arbre sanglotant, se rappelle à jamais.
Leur tombe seule casse ; eux sont souples comme l’osier,
l’outrance qui les ploie les tresse en riche couronne.
Comme ils s’effacent dans le vent de mai ! Du centre du Toujours
où tu devines, tu respires, l’instant les exclut.
(Comme je vous comprends, ô féminines fleurs sur le buisson
toujours le même. Et me répands de force dans l’air de la nuit
qui va vous effleurer). Les Dieux ont tôt appris
à feindre des moitiés. Nous , inscrits dans l’orbite,
nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune.
Même à la phase décroissante, ou aux semaines du tournant,
Nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon
Nos pas, seuls, au-dessus du paysage sans sommeil. "


 Rainer Maria Rilke, 1926
traduit par Philippe Jaccottet / L’œil du Poète, Seuil, 2004




 ***








" Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent,
de nous détruire. Tout ange est terrifiant. "

R-M Rilke / Première Elégie de Duino (traduction P. Jaccottet)

 
 lire ICI




2 commentaires:

Estourelle a dit…

Oui c'est possible!

ioulia a dit…

Ah, Rilke... Ces passages sont beaux. J'en profite pour te dire que j'ai aimé Désert de Le Clézio (je n'avais pas vu le message sur mon blog). Il ne se passe pas grand chose et, si au début j'ai eu un peu de mal, ensuite c'était comme un souffle qui emporte tout, les mots formaient comme une mélopée. Et j'ai beaucoup aimé Lalla, parfois j'ai un peu les mêmes pensées qu'elle.