vendredi 27 février 2015

sensualité








" Je me suis réveillée affamée. 
Pour n'avoir plus mangé depuis des lustres, j'avais faim de terre, de continents, d'orages, de tumultes. Un appétit dévorant de parfums me tenaillait le ventre - sel sur la peau, résine des grands sapins noirs, herbe en tendresse fauchée au printemps. J'avais envie de mordre la chair crue d'un poisson, de déployer mon ouïe dans la symphonie du monde, de regarder pour voir vraiment et m'éblouir de lumière, de plonger mes mains dans la terre chaude et la gueule humide des loups. 
Retourner au monde qui roule et qui mugit. 
La faim m'avait prise dans la nuit. Elle m'avait chassée de mon lit. Dans le carré de ma fenêtre, le ciel était en fleurs et pétillait d'étoiles. Nulle lune mais il semblait qu'une lueur pâle émanait des rochers, des arbres, montait du sol avec l'été et sourdait des ruisseaux. Je me suis souvenue qu'enfant j'avais tailladé le tronc d'un chêne pour mêler à sa sève le sang de mon poignet - j'avais inventé, alors, mon pacte fraternel. 
Quel jour, quel mois, quelle année avais-je trahi ce serment ? Quelle heure même ? Le temps m'échappait, me passait au travers. Je n'en disposais plus suffisamment, ni pour les loups bien que le Centre eût reçu l'agrément pour le programme de réinsertion des espèces menacées à la vie sauvage, ni pour l'amour, ni pour la solitude. Et la musique ? La question m'a effleurée au moment de me rendormir. La musique ? - toute ma vie puisqu'elle donnait le la au reste. "

Hélène Grimaud / Leçons particulières / R. Laffont ... p.11 - 12




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