" L'encre serait de l'ombre "
Le travail du poète
L'ouvrage d'un regard d'heure en heure affaibli
n'est pas plus de rêver que de former des pleurs,
mais de veiller comme un berger et d'appeler
tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort.
*
Ainsi, contre le mur éclairé par l'été
(mais ne serait-ce pas plutôt par sa mémoire),
dans la tranquillité du jour je vous regarde,
vous qui vous éloignez toujours plus, qui fuyez,
je vous appelle, qui brillez dans l'herbe obscure
comme autrefois dans le jardin, voix ou lueurs
(nul ne le sait) liant les défunts à l'enfance...
(Est-elle morte, telle dame sous le buis,
sa lampe éteinte, son bagage dispersé ?
Ou bien va-t-elle revenir de sous la terre
et moi j'irais au-devant d'elle et je dirais :
"Qu'avez-vous fait de tout ce temps qu'on n'entendait
ni votre rire ni vos pas dans la ruelle ?
Fallait-il s'absenter sans personne avertir ?
Ô dame ! revenez maintenant parmi nous...")
Dans l'ombre et l'heure d'aujourd'hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d'hier. Tel est le monde .
Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s'éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s'applique l'appauvri,
comme un homme à genoux qu'on verrait s'efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu...
Philippe Jaccottet / L'ignorant / L'encre serait de l'ombre
Poésie gallimard ... p.36 - 37
3 commentaires:
Merci pour tous ces textes, ces lumières semées par cet homme dont l'écriture me touche encore et encore.
Oui, touchés par la grâce nous sommes à la lecture de ses mots lumineux.
Un magnifique enfant de Prométhée! Paix à son âme.
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