dimanche 26 janvier 2020

lecture





   « Les feuilles frémissent sur la branche, le soleil échoue à en diffuser l’or cliquetant dans les rues grises. C’est septembre, Ginia a six ans. On sort quelque peu du sépia, le noir et le blanc se précise lentement, plus moderne et plus cru. Elle est dans le train, assise sur les genoux de sa Mère qui a contenu les excès de sa beauté dans une robe noire à fleurs violettes et rouges, des anémones peut-être, de grosses fleurs en tout cas et qui flamboient. La femme et l’enfant font un triangle violet, un peu flou à nos yeux qui voient de loin. Les beaux yeux de la Mère se ferment à demi, ses paupières font un battement de sainte dans le roulis de la rame. L’enfant est épuisée par leur journée, leur trajet, ses six ans, et s’endort à moitié dans les douceurs molles du tissu et des chairs maternels. 
   Parfois un sursaut du train ouvre grand ses yeux et, en faisant un effort d’ajustement, il nous est loisible d’apercevoir dans sa pupille le reflet des autres voyageurs, ces humains que tout en somnolant, le visage enfoui, elle observe comme étant à la fois des étrangers et ses frères d’espèce, les rassurantes variations du moi humain, les millions de Mr Smith et de Mrs Brown. Elle ne sait que faire de ce bien-être qu’elle éprouve à se voir entourée de ses semblables, ces êtres qui paraissent occuper tout juste la place qui est la leur, qu’on leur a désignée comme telle, et qui leur permet de former la belle et bonne réalité. Pas plus qu’elle ne sait que faire de la minuscule fêlure dans ce bien-être, de cette faille microscopique qui fissure la pupille, celle que nous pourrions deviner si nous nous penchions encore un peu plus. 
   Les yeux dans le reflet desquels nous tentons de regarder le monde d’alors ont une couleur multiple. Ils vont du vert au noir en passant par le bleu. Soudain une vision surgit qui n’a plus rien à voir avec le train ou avec Mrs Brown, chapeau noir et souliers bruns ou l’inverse, encore moins avec les chairs maternelles. L’enfant voit, l’espace d’un instant, se profiler l’image d’un château, d’un drapeau rouge et de chevaliers rouges de même, d’un rocher noir assailli. L’enfance autorise ces apparitions brutales, qui dans l’œil d’un adulte deviennent des démences. Peu à peu le rouge s’apaise et s’étale, le rocher et les cavaliers s’effacent, et de nouveau ce sont les fleurs de la robe. A ce moment-là quelque chose pique l’enfant ; Julia écarte la tête frêle de sa broche, qu’elle détache et serre dans son réticule. Les mères ont de ces prévenances désinvoltes, cruciales. 
   Ginia, elle, est bien trop occupée à recevoir les sensations extérieures. Le monde la colonise en images morcelées qu’elle ne songe pas à assembler. Elle les accueille comme de violents moments d’être, une succession désordonnée de coups portés sur le bronze d’un gong. Des chocs qui sont dans l’ordre des choses, dans l’ordre du monde délimité de l’enfance, et qui ont bien le temps de perdre leur résonance pour se transformer en simples lambeaux de mémoire. La main de Julia s’est rapprochée du visage petit. Son œil aspiré par l’opale laiteuse de la bague, qui accroche la lumière déclinante en faibles échos, l’enfant s’assoupit. Elle a confiance, elle est sur les genoux de sa Mère, le monde est bon. Les mots sont encore à peu près superflus, et leur absence ajourne l’entrée au monde. Le silence de l’enfance est un sursis : elle ne sait rien de la saleté ou de la bassesse, de la mesquinerie des femmes et des hommes, elle ne sait rien du mal. Elle ne sait rien du danger de la ville et des menaces qui pèsent, elle ne sait rien des satyres qui attendent les petites filles près des boites à lettres, rien de celui qui, à quelques vols de mouette de là, fait saigner le ventre des femmes dans Whitechapel – ces femmes immorales que Victoria soit dit en passant n’est pas fâchée de voir disparaître, mais c’est un autre sujet. » 


Emmanuelle Favier / Virginia / Albin Michel … p.33-34





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